Jean Valjean, la légende

Elles sont là, deux simples pierres blanches que la pluie, le vent, et le temps qui passe ont rendues presque muettes et anonymes.

Et pourtant, à travers les feuillages de ce cimetière romantique de l’Abbaye de Graville, au Havre, le vent fait courir une étrange légende. Appuyez-vous sur la balustrade, plongez vos yeux en contrebas, là où l’urbanité s’étend, et imaginez le château qui autrefois se dressait là. Fermez les yeux, ouvrez grand vos oreilles, et laissez la rumeur venir jusqu’à vous. Elle vous racontera que, sous l’une de ces deux pierres tombales, gît le corps d’un homme qui aurait inspiré le personnage de Jean Valjean, héros des ‘Misérables’, célèbre roman de Victor Hugo paru en 1862. Sous l’autre pierre, repose son épouse.

Jean Valjean, la légende
Plongez le regard avant de fermer les yeux et de vous laisser bercer par la légende…

Écoutez …

Les sabots des chevaux martèlent le pavé, la clameur de la ville, grouillante d’activité, monte. Nous sommes en 1831, Guillaume Joseph César Régault débarque au Havre. Il a 27 ans.

Son passé reste un mystère, mais l’homme est tourné vers l’avenir, un avenir qui lui sourit. Dans cette ville d’adoption, il gravit assez vite les échelons de la haute société. Entré au service de Nicolas Lefèvre, un riche négociant, il est très vite apprécié, et épouse bientôt une fille de la famille. Devenu homme de confiance de Nicolas, les deux hommes s’associent en 1838. Les affaires de Guillaume Régault sont donc prospères et, à la mort de Nicolas en 1842, c’est Guillaume qui gère la Maison Lefèvre. Une montée en puissance pour cet homme qui envisage même d’entrer en politique. Rien ne semble pouvoir arrêter son ascension.

Rien, ou presque.

Un jour malheureux de 1840 ou 1841, il est reconnu par un certain Vallée, tenancier d’un bar un peu louche du Quartier Saint François, quartier portuaire de la ville où vivent des négociants, dont Nicolas Lefèvre, et où les marins s’abîment entre deux verres. Vallée et Régault étaient compagnons de bagne, compagnons d’infortune. Était-ce à Rochefort, Brest ou Lorient, sur ce point la rumeur est muette. Mais tout à coup, le passé de Régault resurgit, un passé lourd et encombrant.

Commence alors un odieux chantage. Vallée menace de révéler ce volet sombre de l’histoire de Régault, et échange son silence contre de l’argent, de plus en plus d’argent. Le maître-chanteur devient si gourmand que Régault ne peut plus le satisfaire, sauf à mettre en péril ses affaires, pourtant florissantes.

Alors arrivent les lettres de dénonciation, à la famille, aux amis. Guillaume voit ses affaires, sa carrière, et sa réputation ruinées, et l’ancien bagnard se retrouve au ban de la ‘bonne société’ havraise. Son épouse meurt, écrasée sous le poids du chagrin. Une descente aux enfers pour Régault qui met fin à ses jours le 6 juillet 1848. Scandale et suicide – ce dernier condamné par l’Eglise, justifient probablement la modestie des sépultures et leur éloignement des autres tombes Lefèvre.

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Tombes de Monsieur et Madame Régault

Un ancien bagnard qui fait fortune, acquiert la respectabilité, et ses entrées dans la haute société, jusqu’à s’investir en politique, n’est-ce pas aussi l’histoire de Jean Valjean ? En observant les ‘points de contact’ entre Victor Hugo et Guillaume Régault, il paraît fort probable que l’histoire de ce dernier ait inspiré le grand écrivain. Il paraît en tout cas improbable qu’Hugo n’ait pas eu vent de cette affaire.

C’est la famille Lefèvre, belle-famille de Guillaume Régault, qui fut comme un ‘trait d’union’ entre ce dernier et les Hugo. En effet, les familles Hugo et Lefèvre sont liées à plus d’un titre. Par le mariage, tout d’abord, puisque Léopoldine Hugo a épousé Charles Vacquerie, le frère de Marie-Arsène Vacquerie devenue Madame Nicolas Lefèvre. Et Guillaume Régault était l’un des témoins de Charles Vacquerie à son mariage. Victor Hugo et Régault ont donc pu se rencontrer à cette occasion.

Par des liens d’amitié aussi, si l’on en croit les épitaphes écrites par le poète à la mémoire des fils jumeaux de Nicolas et Marie-Arsène Lefèvre, morts prématurément en 1839 et 1842. Liens renforcés lors du décès de Léopoldine Hugo–Vacquerie, noyée avec son mari dans la Seine en 1843. Victor Hugo était alors en voyage dans le sud de la France, il apprit la nouvelle par les journaux, six jours après le drame. C’est Madame Lefèvre qui s’occupa en partie des adieux à Léopoldine, relayant ainsi le père, l’ami, absent. Et enfin, parce que la confiance est sœur de l’amitié, et c’est ainsi que Victor Hugo confia à Ernest Lefèvre, fils aîné de Nicolas et Marie-Arsène, Président du Conseil Général de la Seine, et Député de Paris, la charge d’exécuteur testamentaire.

D’autre part, Adèle Fouchet, épouse de Victor dont il est séparé, a habité au Havre, et elle fréquentait la famille Régault. Hugo a fait quelques séjours dans cette ville normande, la rumeur dit que les Régault lui auraient offert l’hospitalité, et même que Guillaume Régault aurait vendu du vin à Victor Hugo.

Victor Hugo, Nicolas Lefèvre, Guillaume Régault, respectivement nés en 1802, 1801 et 1804, trois hommes d’une même génération, des destins qui se croisent à plusieurs reprises. Alors si la rumeur reste invérifiable et s’inscrit donc dans la légende, la probabilité de l’inspiration existe…

Les claquements des sabots de chevaux sur le pavé ont laissé place au bruit des klaxons et de la ville qui grouille à vos pieds. Avant d’ouvrir à nouveau les yeux, laissez le vent vous souffler, au travers du grand cèdre, une des épitaphes de Victor Hugo, précédemment citées :

« Il vivait, il jouait, riante créature

Que te sert d’avoir pris cet enfant, ô nature

N’as-tu pas les oiseaux peints de mille couleurs

Les astres, les grands bois, le ciel bleu, l’onde amère ?

Que te sert d’avoir pris cet enfant à sa mère

Et de l’avoir caché sous les touffes de fleurs ?

Pour cet enfant de plus, tu n’es pas plus peuplée

Tu n’es pas plus joyeuse, ô nature étoilée

Et le cœur de la mère en proie aux tristes soins

Ce cœur où toute joie engendre une torture

Cet abîme aussi grand que toi-même, ô nature

Est vide et désolé pour cet enfant de moins. »

V. Hugo

TOMBE PAUL LEON LEFEVRE
Sur la tombe de Paul Léon Lefèvre

Ainsi vous entendrez l’esprit de Victor Hugo flotter aujourd’hui encore sur ce cimetière qui abrite les tombes Lefèvre et Régault….

Et, lorsque vous quitterez ce lieu si romantique, laissez vos pas vous guider jusqu’à l’escalier Jean Valjean, la rue Fantine et l’impasse Cosette, à proximité immédiate de la rue de Bellefontaine, où au numéro 30 résidait la famille Régault …

Dans la rue Bellefontaine, l’escalier vous invite à monter jusqu’à l’impasse Cosette.

 

(Note : Régault ou Régnault, Guillaume voire William, l’équivalent anglais, César-Joseph, selon les documents l’orthographe des noms diffèrent, mais tous parlent du même homme. Problème de transcription ou volonté de déguiser quelque peu son identité ? à cette question, la rumeur n’a pas de réponse)

A propos

"Quelques louches de fantaisie, une pincée d’humour, la vie ne me prend pas au sérieux, alors moi non plus ! Je plonge dans l’absurde, nage dans le loufoque, et accroche, aussi souvent que possible, des étoiles et des fleurs de poésie à mes jours, à mes nuits…" Curieuse des mots, Firenz' a fait des langues sa profession. Elle est rédactrice sur 'iPaginablog, et voix d'iPaginaSon, ainsi qu'auteure sur iPagination.

13 Comments on “Jean Valjean, la légende

  1. J’aime beaucoup ces petites histoires de l’histoire. Aussi bien écrit qu’intéressant ou l’inverse.
    Du grand Firenz’, comme d’hab 🙂

  2. Intéressante et touchante cette histoire de ‘Jean Valjan’, Flo!
    Quelle cruauté aussi peut abriter le coeur d’un homme qui se donne le droit de détruire la vie d’un autre homme! Bisou à toi!

  3. bonjour, je n’ai pas les mêmes conclusions. Régnault + dans sa maison de campagne à graville rue des réservoires à graville le 6/7/1874 était un négociant de 44 ans 6 mois à sa mort. Il était né à Paris d’étienne Xavier regnault et Thérèse jeanne heurtier (a vérifier l’orthographe) il avait épousé en 1ère noce francoise louise celine duroselle qui lui a donné 1 fils né en 1839, sa première femme est + le 23/5/1839 au havre suites à la naissance de l’enfant. Il se remarie le 27/10/1844 à nantes avec francoise duveau ° vers 1820 dont il a deux enfants albert en 1846 et raoul le 24/6/1847 à nantes.
    J’ai du mal à savoir la vérité pour cette histoire car l’homme qui est mort à graville en 1648 n’a jamais été marié avec une fille lefevre. Il faudrait que vous m’expliquiez vos conclusions. j’ai peut-être mal compris votre texte veuillez m’en excuser.
    cordialement

    • Bonjour,
      Cette partie de la légende est effectivement ‘tombée’ ensuite, j’ai repris mes recherches fin 2016 et ai découvert à M. Régnault la même généalogie que vous. Pour le reste, le mystère demeure entier…
      Je reprendrai mes recherches pour en savoir encore davantage….
      Merci pour votre lecture et votre commentaire….

      Cordialement

      • Bonjour,

        je suis réalisateur de films documentaires (France 3, Arte…).

        Je suis tombé par hasard sur votre texte concernant Jean Valjean. Je suis originaire du Havre et j’habite tout près des ruelles et impasses et autres escaliers concernés par les Misérables.

        Je voudrais vous joindre… et vous rejoindre sur le sujet, en vue d’un film. Mon dernier film traitait de Victor Prouvé, artiste quelque peu oublié, certainement à cause du renom de son célèbre fils… C’était passionnant de faire des recherches. Alors tourner autour d’une légende pour en sortir quelques éléments bien réels en fait, c’est fascinant.

        Et votre façon d’écrire m’a vraiment plu, ému même.

        Dans l’attente d’une réponse de votre part,

        bien à vous.

        Jean-Luc Marino

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